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Les fantômes de Marx

Musique pour baryton et ensemble

Environ 11 min. et 15 sec..
composé 2018

Ensemble : baryton, flûte basse en ut, hautbois, cor basse, basson, cor en fa, petite trompette en si bémol, trombone contrebasse, piano, percussion, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse

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Introduction


En cette année du 200e anniversaire de Karl Marx et trente ans après la fin du “socialisme réellement existant”, les idées de Marx hantent le monde avec un attrait intact pour certains et une horreur renouvelée pour d'autres.
Les hantises, les fantômes et les fétiches (de la marchandise, de l'argent, du marché, etc.) que Marx analyse dans son “Capital” se sont multipliés à l'heure de la focalisation néolibérale sur la régulation par le “libre marché” et de l'obscurcissement systématique des relations sociales au moyen de la virtualisation du temps et de l'espace, et les inégalités et les injustices à l'échelle mondiale s'accroissent à l'infini.

Dans ses conférences de 1993, publiées dans le volume “Spectres de Marx” (Éditions Galilée, Paris1993) et citées ici, Jacques Derrida aborde immédiatement la question de la justice et met en garde: Ce qui risque d'arriver, c'est que l'on essaie de jouer Marx contre le marxisme afin (…) de neutraliser ou du moins d'atténuer l'impératif politique. (…) Ce dernier stéréotype serait (…) destiné à dépolitiser profondément la référence marxiste en faisant taire (…) la révolte en son sein [on accepte Wiederkehr (le retour), à condition que la révolte ne revienne pas, qui a d'abord inspiré la révolte, l'indignation, le soulèvement, l'élan révolutionnaire]. On serait prêt à accepter le retour de Marx, ou le retour à Marx, à condition de passer sous silence ce qu'il y a de commande non seulement à déchiffrer, mais à agir, à faire du déchiffrement [interprétation] une transformation qui “change le monde”. (S. 52)

La composition Les fantômes de Marx transforme certaines figures des Spectres de Marx, telles que Derrida les analyse, en structures musicales. Ce sont, dans les trois premières parties de la pièce, des structures de plus en plus fracturées de croissance, d'horreur, d'urgence pénétrante et d'accrochage. Dans ces structures, en courtes figures, se mêlent des bribes d'un certain nombre de chants révolutionnaires des cinq derniers siècles - chants des guerres paysannes, de la Révolution française et des mouvements révolutionnaires des XIXe et XXe siècles. Ces citations chevauchent les structures musicales, condensant et terminant chaque section par un motif aliéné du “Solidaritätslied” de Hanns Eisler.
Dans la dernière section, dans laquelle le baryton chante le texte du roman “ Das siebte Kreuz “ (La septième croix) de → Anna Seghers, la structure change fondamentalement et s'oriente désormais exclusivement vers la mélodie vocale. Ici aussi, les motifs du “Chant de solidarité” réapparaissent à la fin. Cette section déplace donc le regard de l'état de notre monde et de ses fantômes vers les personnes dont les réalisations ne sont pas reconnues, qui sont marginalisées et rendues superflues.
L'oubli systématique de ces personnes n'est pas seulement un signe de la société de classe qui existe encore. Il montre également la conscience de culpabilité refoulée de notre société riche, qui n'admet pas d'où vient sa richesse et à quelles conditions inhumaines une grande partie de l'humanité est condamnée pour assurer cette richesse.
A ce Derrida encore: Quel cynisme de bonne conscience, quel déni maniaque conduit quelqu'un à écrire - sinon à croire - que “tout ce qui a toujours et partout fait obstacle à la reconnaissance mutuelle de la dignité des êtres humains a été réfuté et enterré par l'histoire”? (La citation provient d'Allan Bloom. Derrida cite ici Michel Surya, “La puissance, les riches et la charité”, in Lignes, “Logiques du capitalisme”, n° 18, janvier 1993, p. 30).


Texte


La dernière étincelle dans la chaudière est en train de s'éteindre. Nous avons une idée des nuits qui nous attendent maintenant. Le froid humide de l'automne s'infiltre dans les couvertures, dans nos chemises, dans notre peau. Nous ressentons tous à quel point les forces extérieures peuvent atteindre le plus profond de l'être d'une personne.
Mais nous sentons aussi qu'il y a quelque chose au plus profond de notre être qui est inattaquable et invulnérable.

→ Anna Seghers: Das siebte Kreuz (Aufbau Verlag, Berlin 2015, S. 431)
(dans l'original : passé)